Innovation et le biais de l’instrument émoussé

rachel audige
9 min readDec 19, 2023

Je suis fascinée par ce biais qui se manifeste dans notre dépendance à un outil ou un processus particulier au détriment de la pensée créative, de l’exploration et des résultats…

« Nous forgeons nos outils et par la suite nos outils nous forgent. »

– Marshall McLuhan

Selon Maslow, « si vous avez un marteau… alors vous ne verrez que des clous ». En gros, lorsque nous acquérons ou sommes dotés d’un outil ou d’une compétence spécifique, nous avons tendance à être influencés par sa fonction et son utilité, ce qui nous pousse à voir des opportunités d’utiliser cet outil ou cette compétence partout. Cela peut nous empêcher d’explorer des alternatives ou de lâcher les outils lorsqu’ils ne sont pas utiles.

Le Dr Sean Brady est un ingénieur expert en forensique basé à Brisbane, en Australie, spécialisé dans l’investigation des causes d’effondrements et de défaillances en ingénierie. Brady s’intéresse particulièrement au rôle joué par les fac- teurs humains et systémiques dans les échecs en général et l’expertise en particulier.

Dans un discours prononcé lors de la conférence LINUX de Queensland en 2020 intitulé « Lâchez vos outils — L’expertise a-t-elle un revers sombre ? », Brady raconte une histoire d’une équipe de pompiers américains d’élite connue sous le nom de « Smoke Jumpers » qui a été parachutée pour faire face à un feu de forêt dans le Montana, à Mann Gulch, en août 1949.

Le chef d’équipe, et le vétéran du groupe était un homme nommé Wagner Dodge. Son travail était de s’assurer que lui et son équipe de 14 pompiers éteignent l’incendie et sortent sains et saufs, comme le raconte Norman Maclean dans Young Men and Fire.

Lorsqu’ils sont arrivés, les Smoke Jumpers étaient convaincus qu’ils auraient fini à 10 heures le lendemain matin. Ils étaient bien loin de la vérité… La température était de 36 degrés Celsius et les vents étaient forts. Lorsqu’il a été éteint, cet incendie avait tué la plupart de l’équipe, détruit 1800 Hectares et épuisé les ressources de 450 pompiers.

Le plan initial de Dodge de se diriger vers le côté sud a été contrarié par les hautes températures et les vents forts, il a donc emmené les hommes sur la pente nord dans l’intention de descendre vers la rivière et de remonter le feu par-derrière. Cela s’est également avéré impossible, car le feu se propageait sur le côté nord. Une fois que la rivière a été abandonnée, la procédure standard de lutte contre l’incendie est de se diriger vers la crête. Ils avaient 15 minutes pour atteindre le sommet. Ils avaient un avantage. Mais à ce stade, le feu était comme une tornade derrière eux.

« Ils avancent à 1,6 kilomètre à l’heure. Ils ont du matériel lourd et une pente raide dans de l’herbe arrivant à la ceinture. Le feu avançait trois fois plus vite, avec des flammes de six mètres de haut », raconte Brady.

Leur équipement était beaucoup trop lourd pour courir et Dodge a donné l’ordre de lâcher les outils; de jeter les sacs à dos et de courir. Selon Brady, la plupart d’entre eux ne l’ont pas fait ; ils ont gardé leur équipement en dépit de leur poids extrême et du danger qu’ils couraient.

Lorsque Dodge aperçut la crête, il a calculé qu’ils risquaient de s’y retrouver coincés. Dans un acte désespéré de créativité et d’ingéniosité, il a sorti des allumettes, en a craqué une et a allumé l’herbe devant lui pour créer ce que l’on pourrait appeler un contre-incendie. Il a crié à son équipe de se coucher dans les cendres brûlées. Mais, et c’est là que réside l’essentiel, les hommes ont continué à courir.

Il a fallu cinq minutes au feu pour traverser la position de Dodge. Il s’est levé presque indemne, mais 13 des hommes sont morts dans la vallée ce jour-là.

Brady met en avant un certain nombre de leçons de cette his- toire tragique, mais l’une d’entre elles qui m’a particulièrement marquée est l’incapacité des Smoke Jumpers à lâcher ce qu’ils connaissaient même face à une situation de vie ou de mort et malgré des ordres directs de quelqu’un d’aussi expérimenté que Dodge. Son « intuition d’expert » aurait pu leur sauver la vie.

« Nous voyons le monde à travers le prisme de notre expertise et nous ne pouvons pas nous empêcher de le faire »

Dr Sean Brady

Il est également frappant de constater qu’ils ne pouvaient pas se départir de leur expertise pour tenir compte de l’opportunité de la voie de secours offerte par Dodge. Nous sommes liés à nos outils et à ce que nous connaissons.

Dans ce contexte, l’incapacité de l’équipe à abandonner son expertise a eu des conséquences désastreuses. Ma question est la suivante : que nous soyons confrontés à une situation urgente qui nécessite des solutions immédiates ou que nous soyons assis à notre bureau en train de réfléchir à un problème, à un projet ou à un produit, si notre expertise n’est pas appropriée ou si les outils dont nous disposons ne peuvent pas résoudre le problème, allons-nous l’accepter et envisager d’autres options ?

Sean Brady souligne que nous sommes plus enclins à ignorer les faits et à agir de manière irrationnelle. Nous nous appuyons de nouveau sur les outils que nous connaissons bien, qu’ils soient les meilleurs pour accomplir la tâche ou non.

Je crois que, comme les Smoke Jumpers, les équipes d’innovation en entreprise sont trop dépendantes des outils choisis à un moment donné et ont tendance à ne pas savoir les lâcher même lorsqu’ils ne sont plus utiles. Je maintiens qu’ils courent le risque de rester bloqués dans leurs schémas mentaux avec leur pensée créative ou d’utiliser des instruments inadaptés à certaines étapes du processus d’innovation.

À titre d’exemple, l’un de mes clients avait un processus très complexe qui devait produire des données qui formeraient la base de décisions commerciales stratégiques. Cependant, le processus était si lent que, lorsque les données étaient enfin disponibles, l’équipe dirigeante était déjà passée à la phase suivante, en se passant de l’information.

La décision a été prise d’utiliser Six Sigma*, une méthode qui était populaire chez certains des plus grands fabricants des années 1980, en deux sprints de 15 jours. Selon les partisans de cette méthode que j’ai interviewés, cela posait un problème pour ce projet à plusieurs niveaux :

C’est une méthode pour éliminer les défauts de fabrication. Elle a été conçue pour travailler avec les composants afin de garantir le meilleur rendement et la meilleure qualité. Elle est censée être excellente pour cartographier l’état actuel, mais elle peut difficilement vous aider à planifier un état futur.

Cet outil pose certaines questions cruciales et normalement, elle remet en cause les hypothèses, mais elle n’aborde pas le biais cognitif.

Dans le cas de mon client, il s’agissait d’un processus très politique et certains termes allaient certainement mettre les gens en alerte. L’approche Six Sigma ne prête pas une attention particulière aux dimensions humaines et comportementales de la conduite du changement.

Cette méthode fait un excellent travail pour montrer ce qui ne fonctionne pas, mais elle ne vous montre pas comment on peut faire les choses différemment. Elle a toujours été axée sur l’efficacité et la précision — pas sur l’innovation.

De plus, cette méthode consomme énormément de temps. Dans ce cas particulier, utiliser Six Sigma était un peu comme chercher une clé à molette alors qu’une scie aurait été plus utile.

Alors, que faire pour surmonter ce biais?

BAC À SABLE ET TABLEAU D’OMBRES

« C’est ce que nous pensons déjà connaître qui nous empêche souvent d’apprendre. »

Claude Bernard

Pour « lâcher nos outils » de manière efficace — ou du moins les remettre en question ou comprendre quand les utiliser — nous devons mettre en œuvre certaines stratégies simples de contre-attaque. Voici trois astuces à explorer :

i) Lâchez vos outils habituels et soyez curieux des autres manières d’innover. Apprenez à désapprendre.*

Désapprendre consiste à remettre en cause l’établi et à remettre en question l’acquis. Cela implique une reconnaissance de l’inadéquation des outils que nous avons et une prise de conscience que nous ne savons pas tout. L’un des défis du dé-apprentis- sage consiste à cultiver l’humilité nécessaire pour avoir un état d’esprit de débutant ; un esprit d’ouverture à un apprentissage nouveau. Sans cette ouverture, si quelque chose contredit votre compréhension actuelle, vous avez tendance à la rejeter. Il ne s’agit pas de nier votre expertise, il s’agit de rester ouvert à de nouvelles idées et de nouveaux paradigmes.

Habituez-vous à l’idée que ce que vous savez est provisoire et ne vous figez pas dans votre pensée. Il est très difficile pour une équipe d’être créative lorsque les experts « bloquent » la pensée. Une extension de cela consiste à prouver que ce que vous croyez être vrai peut être développé. Parfois, votre modèle mental ne sera plus pertinent ou efficace.

ii) Assurez-vous que les responsables de l’innovation soient formés à une variété de méthodes. Si vous êtes le gourou de l’innovation dans l’entreprise et que les gens viennent à vous pour créer des sprints et des ateliers, essayez de ne pas commettre l’erreur de toujours proposer les mêmes approches. Faites-vous former à un éventail de méthodes qui vous serviront tout au long du processus d’innovation. Si vous dirigez l’inno-vation à une plus grande échelle, essayez de lutter contre la tendance à sélectionner une méthode et à l’appliquer partout et pour tout. Par exemple, les points forts de SIT peuvent être véritablement la résolution de problèmes créatifs, l’idéation et les tests de stress inventifs, mais Agile et Lean** apportent plus de valeur lorsqu’il s’agit de prototypage et de mise en œuvre.

« Les illettrés du 21e siècle ne seront pas ceux qui ne savent pas lire et écrire, mais ceux qui ne savent pas apprendre, désapprendre et réapprendre ».

Alvin Toffler

iii) Commencez à créer un cadre conceptuel pour votre panoplie d’outils. Pour être sûr de choisir les bons outils pour la bonne tâche, ce qui me vient à l’esprit est un « tableau d’empreintes». Par cela, je veux dire celui que vous avez dans un garage - pas dans une salle de réunion. Je me rappelle que mon père en avait un. C’était un panneau avec des silhouettes de ses outils peints dessus, les empreintes avaient des crochets pour les accrocher à leur emplacement désigné. Il y avait souvent des outils manquants ou éparpillés sur l’établi, mais il savait où les ranger et comment chaque outil allait lui être utile. Cela semblait toujours être une très bonne manière d’organiser un ensemble d’outils.

Je travaillais avec un important fournisseur de télécommunications et j’ai partagé mon désir de voir les organisations travailler non pas avec une, mais avec de nombreuses méthodes et outils d’innovation qu’ils sélectionnent consciemment à partir d’un tableau d’empreintes virtuel. Ils m’ont immédiatement demandé de leur en donner un. Bien sûr, ce n’est pas si simple, il n’y a pas de solution unique et une gamme de facteurs doit être prise en compte. Mon prochain livre proposera une plongée profonde dans cette boîte à outils de l’innovation… En attendant, je conseille aux gestionnaires de l’innovation d’explorer différents critères pour évaluer, classer et utiliser leur ensemble d’outils et leur état d’esprit de l’innovation.

Certaines idées de classement sont les suivantes :

▶ Efficacité tout au long du parcours d’innovation de la découverte au déploiement à grande échelle.

▶ Type d’innovation recherchée : innovation liée à la demande du marché, innovation technologique ou innovation de processus.

▶ Cas d’utilisation, c’est-à-dire processus et systèmes, problèmes de productivité, processus de fabrication, services, canaux, produits, modèles d’affaires, etc.

▶ Vitesse d’application.

▶ Capacité à gérer la complexité…

Nous tombons facilement dans une routine dans notre façon de penser. Les organisations qui sont sérieuses dans leur volonté de favoriser l’innovation et la créativité doivent offrir à leurs collaborateurs plus de liberté de pensée en jonglant avec leurs propres méthodes et outils. Il faut également permettre aux responsables de l’innovation de prendre conscience et de se sentir à l’aise avec le maniement de tout un arsenal d’approches de l’innovation.

Rachel Audigé est une formatrice, coach, facilitatrice, conféren- cière et auteure en matière de pensée inventive et de marketing. Elle travaille avec des organisations pour les aider à découvrir et à saisir des potentiels qu’elles ne voient peut-être pas. Elle est coach certifiée en Systematic Inventive Thinking (SIT) et travaille avec cette méthode depuis presque 20 ans. Elle dirige actuellement la branche australienne de SIT, basée à Melbourne, en Australie.

*Six Sigma est une méthodologie de gestion de la qualité utilisée pour aider les entreprises à améliorer les processus, produits ou services existants en découvrant et éliminant les défauts. L’objectif est de rationaliser le contrôle qualité dans les processus de fabrication ou d’affaires afin qu’il y ait peu ou pas de variation tout au long du processus.

**AGILE : Relatif ou désignant une méthode de gestion de projet prévalente dans le développement de logiciels, caractérisée par la division des tâches en phases de travail courtes et la réévaluation fréquente et l’adaptation des plans.
LEAN : Une méthodologie basée sur l’élimination de toutes les formes de gaspil- lage et l’augmentation de la valeur perçue par le client.

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rachel audige

Unearthing resourceful ideas hiding in plain sight. I am a Franco-Australian facilitator, trainer and writer on innovation and creative marketing & strategy.